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Chronique

Ubérisation du droit et guerre des robes

Notre maquis administratif est une mine d'or pour les nouvelles start-up de la « legal tech », qui, depuis quelques mois, investissent chaque jour le terrain du droit. Les professions installées ont intérêt à vite s'adapter.

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Par Sabine Delanglade

Publié le 16 mars 2016 à 01:01

La France est un pays très fertile. On y plante des fonctionnaires, il y pousse des impôts. » « A l'administration, on devrait confier l'inflation. Ca ne la stopperait pas mais ça la ralentirait considérablement quand même. » Clemenceau et Coluche, même son de cloche ! Côté lourdeur paperassière, la réputation de la France n'est plus à faire. Et si cet enfer bureaucratique devenait un avantage comparatif ? Existe-t-il un document plus complexe qu'un bulletin de salaire tricolore, reflet d'un droit social presque ubuesque ? Payfit compte pourtant sur lui pour faire sa fortune. Cette start-up propose aux PME un outil leur permettant de gérer elles-mêmes leurs fiches de paye sans douleur et pour un coût au moins deux fois moindre. « Fred de la compta » fait la même chose pour la comptabilité. Selon TechCrunch, la bible en ligne de la Silicon Valley, l'Hexagone a « une carte à jouer » : son industrie du droit est moins puissante que l'anglo-saxonne mais elle est bien plus « riche » en « chicanerie administrative et juridique ».

A chacun ses atouts. « S'ils savent le faire en France, ils y parviendront partout », a dit à propos de Payfit un investisseur allemand à Oussama Ammar, cofondateur de The Family, un « accélérateur de croissance » qui a pris la jeune pousse sous son aile. Ainsi donc, le fait de savoir s'orienter dans le maquis de la réglementation française pourrait servir de passeport à la brassée de jeunes pousses qui, depuis quelques mois, investissent le terrain du droit. Après les « fintechs », les « food techs » et les autres, voici les « legal techs », il s'en crée presque une par jour. N'en jetez plus, la Cour est pleine ! Le notariat français diffuse bien son modèle en Chine, pourquoi cette branche de la French Tech ne s'exporterait-elle pas ? En tout cas, elle y croit, la preuve, la plupart de ses représentants ont déjà abandonné l'usage du français dans leurs intitulés.

Share Your Knowledge, fondée par Bérénice Doulcet, proposera d'ici peu aux juristes une application mobile, une sorte de LinkedIn, où ils pourront tout partager, connaissances, questions, contacts : comment, par exemple, trouver un confrère spécialiste en propriété intellectuelle à Bar-le-Duc ou au Chili, bref « réseauter » 4.0. Cette « appli » s'adressera aux professionnels mais la plupart des « legal techs » sont tournées vers les consommateurs du droit, entreprises et particuliers. Leur premier public est naturellement celui des start-up, dont elles partagent les préoccupations et l'esprit « disruptif ». Legalife, Captain Contrat ou Legalstart, leur leitmotiv est : simplifier, débarrasser les créateurs d'entreprise des démarches administratives, leur fournir leurs statuts en quelques clics et peu d'euros. A la ruée vers l'or numérique, les « legal techs » « fournissent les pelles », selon l'expression d'Oussama Ammar. « Nous automatisons toutes les étapes possibles de la création et de la vie de l'entreprise à commencer par l'immatriculation et l'établissement du pacte d'actionnaires », explique Sabine Zylberbogen, cofondatrice de Guacamol. S'agit-il pour Guacamol de réduire les avocats en purée ? Sabine Zylberbogen, avocate elle-même, plaide non coupable : Guacamol ne donne pas de conseils juridiques, chasse gardée des robes noires. Seuls échapperaient donc aux avocats les actes automatisables, les fameux « copier-coller », ceux, en un mot, à faible valeur ajoutée.

Attention, quand même ! Ces start-up installées sur la Toile sont en première ligne pour recevoir la masse des requêtes qui y sont sans arrêt envoyées (comment écrire un bail, puis-je attaquer mon voisin, devenir autoentrepreneur etc.). Elles sont donc les premières à disposer de ce bien précieux, le contact direct avec le client potentiel. Certes, lorsque leurs algorithmes - la plupart de ces nouveaux sites ont des ingénieurs de haut niveau à leur tête - ne suffisent pas à répondre, elles se retournent vers leurs réseaux d'avocats. Mais alors, ceux-ci ne risquent-ils pas d'être ravalés au rang de quasi sous-traitants ? C'est ça l'ubérisation.

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Quelle parade ? « Il faut trouver les moyens d'être en contact de la façon la plus régulière possible avec les clients notamment à travers des offres en ligne pour mieux les fidéliser », insiste Patrick Bignon, associé de Bignon De Keyser, cabinet conseil en stratégie et en organisation dédié aux professions juridiques. Charlotte Hammelrath chez Coblence explique que le droit social, est un « droit vivant » difficile à ubériser sur des aspects comme la négociation ou le contentieux. Cela ne l'empêche pas d'être « vigilante » face aux « kits licenciement ». Pour l'avocate Clarisse Berrebi, la profession a intérêt à, elle-même, poser ses filets sur le Net, sous peine que d'autres le fassent à sa place. Elle pourra attirer le chaland en donnant de l'information gratuite, des modèles d'actes etc. Son cabinet, 11.100.34, l'a fait en lançant Jurismatic l'été dernier. Ils avaient peur de perdre des clients, c'est le contraire qui s'est passé. Ce cabinet tient son nom de sa référence à l'article 1134 du Code civil sur la force des contrats, article inchangé depuis 1804. Las, la réforme des obligations l'a emporté ! Si on ne peut même plus faire confiance à Napoléon...

Cela dit, les stars du barreau parisien n'en sont pas à préparer Waterloo. « La vraie valeur ajoutée du conseil reste l'apanage du sur-mesure », remarque Pierre-François Veil, chez Veil Jourde. Du numérique, bien sûr, il en faut. Quand, par exemple, par la grâce du « crowdfunding », une PME peut se retrouver avec des centaines d'actionnaires, mieux vaut numériser les relations avec les associés, de la convocation à la tenue des assemblées, relèvent Philippe Portier et Patrick Thiébart associés chez Jeantet. Reste que ces spécialistes des fusions-acquisitions et des PSE complexes se félicitent, face à la stratégie du rouleau compresseur adoptée par certains et assise notamment sur la « juniorisation » des équipes, d'avoir choisi plutôt la haute couture. Pour la guerre des robes, c'est parfait.

Sabine Delanglade

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